15
À la cave
De retour chez Andrew, je trouvai Alice à la cuisine, en train de préparer des œufs au jambon à l’odeur appétissante.
— Tu t’es levé bien tôt, Tom, fit-elle remarquer.
— J’étais courbaturé d’avoir dormi sur le canapé, mentis-je. J’avais besoin de me dégourdir les jambes.
— Tu te sentiras mieux après le petit déjeuner.
— Je ne dois rien avaler, Alice. Il faut jeûner quand on s’apprête à affronter l’obscur.
— Ce ne sont pas quelques bouchées qui te feront du mal !
Je ne tentai pas de discuter. Il y avait, dans sa conception de la sorcellerie, des idées que je ne partageais pas ; inversement, certains préceptes de l’Épouvanteur lui tiraient un sourire de mépris. Je la regardai donc manger avec Andrew, salivant en silence.
Nous nous mîmes ensuite en route vers la maison d’hiver. On n’était qu’en début de matinée ; pourtant la lumière faiblissait à mesure que le ciel s’assombrissait. Nous aurions encore de la neige.
Nous abandonnâmes Andrew à l’entrée du Bec de Lièvre. Il attendrait là une dizaine de minutes, pour nous donner le temps d’arriver. Ensuite, après être venu frapper à la porte, il se sauverait et attendrait notre retour, espérant nous voir resurgir victorieux.
— Bonne chance ! lança-t-il. Et ne me laissez pas poireauter des heures, je ne tiens pas à mourir de froid !
J’acquiesçai d’un signe de tête. Je me chargeai de la planche, fourrai le pied-de-biche dans la poche intérieure de ma veste et, mon bâton à la main, m’engageai dans la faille, Alice sur mes talons. La neige craquait sous nos pas ; il gelait de plus en plus fort. L’angoisse me serra la poitrine : pénétrer dans la maison comme je l’avais prévu allait être malaisé et dangereux.
Nous empruntâmes un sentier, sorte de corniche verglacée coupant la paroi de la falaise.
— Regarde où tu marches, Alice ! lui recommandai-je.
Un dérapage, et c’était la chute assurée. On récupérerait nos morceaux à la petite cuillère…
Enfin arrivés, nous fîmes halte pour guetter l’arrivée d’Andrew. Au bout de cinq minutes, nous entendîmes le bruit de ses bottes écrasant la neige gelée en contrebas. Bientôt, il contournait la maison d’une démarche incertaine pour atteindre la porte de derrière. Je m’agenouillai alors et m’efforçai de mettre la planche en place. Dès la première tentative, je réussis à appuyer son extrémité contre le rebord de la fenêtre. Toutefois, le sentier où nous nous tenions était très étroit ; je craignais que mon poids ne fasse glisser la planche et que je ne tombe dans le passage entre la maison et la paroi.
— Tiens-la bien ! soufflai-je à Alice.
Je lui tendis mon bâton et m’apprêtai à entamer la traversée à quatre pattes. Je n’avais pas deux mètres à parcourir, mais je tremblais si fort que mes muscles refusèrent de m’obéir. Les pavés couverts de neige me paraissaient à une distance vertigineuse. Je me mis finalement à ramper. Agenouillé sur la planche branlante devant le rebord de la fenêtre, je tirai le pied-de-biche de ma poche et en glissai le bec sous l’encadrement. À cet instant, j’entendis Andrew cogner contre la porte. Trois coups violents, qui résonnèrent dans toute la faille. À chacun, j’exerçai une pression sur mon levier, m’efforçant de soulever la guillotine. Le silence retomba, et je ne bougeai plus.
Bang ! Bang ! Bang !
Je recommençai en cadence, sans le moindre résultat. Je me demandai combien de fois Andrew oserait frapper avant que ses nerfs lâchent. Et si la sorcière allait ouvrir ? En ce cas, je n’aurais pas voulu être à la place du serrurier !
Bang ! Bang ! Bang !
Cette fois, la fenêtre se souleva un peu. Dès que l’interstice fut suffisant, je la forçai à deux mains.
Bang ! Bang ! Bang !
J’évitais de regarder en bas, les yeux fixés sur mon but. Je me glissai par l’ouverture et sautai dans la pièce, avant de ranger l’outil dans ma poche. Alice se pencha au maximum et me tendis mon bâton. Puis elle traversa notre passerelle improvisée avec beaucoup plus d’agilité que moi. Dès qu’elle m’eut rejoint, nous tirâmes la planche à l’intérieur, pour que Meg ne la remarque pas si jamais elle sortait. Puis nous refermâmes la fenêtre.
Assis l’un près de l’autre sur le plancher, nous attendîmes, l’oreille aux aguets. Andrew ne cognait plus contre la porte, et je n’avais pas entendu la sorcière lui ouvrir. J’espérai qu’il s’était éloigné sain et sauf. Ce que je craignais, à présent, c’était de percevoir les pas de Meg dans l’escalier. Les coups avaient-ils couvert les craquements de la fenêtre ?
Nous étions convenus, Alice et moi, que, si nous pénétrions dans la maison, nous patienterions une quinzaine de minutes avant de bouger. La première étape consisterait à aller chercher mon sac dans le bureau. Que j’aie la chaîne d’argent en main augmenterait notablement nos chances de succès.
Cependant Alice ignorait ce que Morgan exigeait de moi. Je ne lui avais pas parlé du grimoire ; je savais ce qu’elle dirait : ce serait folie de le lui remettre ! Mais la voix de papa me suppliant dans la solitude du cimetière ne cessait de me hanter.
Si, d’une manière ou d’une autre, j’arrivais à secourir l’Épouvanteur et à entraver Meg, je monterais au grenier. Il le fallait. Tant pis si je trahissais la confiance de mon maître ; je ne laisserais pas mon père souffrir davantage.
Nous attendions donc, sursautant nerveusement au moindre bruit.
Au bout d’un quart d’heure, je pressai l’épaule d’Alice, me relevai avec précaution, empoignai mon bâton et me dirigeai vers la porte sur la pointe des pieds.
Elle n’était pas fermée à clé. Je la poussai et m’aventurai sur le palier. L’escalier, plongé dans l’ombre, descendait vers un puits de ténèbres. J’avançai lentement, m’arrêtant à chaque pas pour écouter. Une marche grinça, et je me figeai, craignant d’avoir alerté la sorcière. Quand Alice passa à son tour, la même marche émit le même gémissement, et nous restâmes immobiles, le souffle court. Il nous fallut un temps infini pour gagner le rez-de-chaussée et deux secondes pour pénétrer dans le bureau. Il y faisait plus clair ; j’aperçus mon sac dans le coin où je l’avais déposé. Je pris la chaîne d’argent et l’enroulai autour de ma main et de mon poignet gauches. Lorsque je m’entraînais dans le jardin de mon maître, j’atteignais ma cible à huit pas de distance neuf fois sur dix. Face à Meg ou à la lamia sauvage, j’avais une possibilité de m’en sortir. En revanche, si elles surgissaient toutes les deux en même temps, ce serait une autre histoire…
La bouche contre l’oreille d’Alice, je chuchotai :
— Va voir si la clé est en haut de la bibliothèque !
J’espérais que Meg ne l’avait pas gardée. Je me souvenais de ce que m’avait dit l’Épouvanteur : elle était organisée et méticuleuse, elle rangeait chaque objet à sa place, les casseroles dans le placard, les couverts dans le tiroir… Avait-elle fait de même avec la clé ? Cela valait le coup de vérifier.
Tandis qu’Alice transportait une chaise près de la bibliothèque, je montai la garde devant la porte, prêt à lancer ma chaîne. Alice grimpa sur la chaise, passa la main sur le dessus de la bibliothèque… Avec un large sourire, elle brandit l’objet.
J’avais eu raison ! Nous pouvions ouvrir la grille de fer !
La chaîne autour de la main, mon bâton serré dans l’autre, je sortis du bureau et me dirigeai vers l’escalier de la cave. J’avais craint que Meg soit réveillée. Ses ronflements réguliers en provenance de la cuisine m’apprirent qu’elle dormait profondément ; c’était le moment ou jamais de tenter notre chance.
J’aurais pu profiter du sommeil de Meg pour l’entraver ; je préférais cependant garder la chaîne, au cas où je devrais affronter sa sœur, au fond de la cave. Nous descendîmes lentement jusqu’à la grille. C’était le moment crucial. J’avais prévenu Alice que le grincement du portail de fer résonnerait dans toute la maison. Elle fit jouer la clé dans la serrure avec habileté et poussa le battant sans produire le moindre son. Nous laissâmes le passage entrebâillé ; il nous faudrait peut-être quitter la cave en catastrophe…
Il faisait très sombre. Je tapotai l’épaule d’Alice, qui ouvrait la marche, pour lui demander de s’arrêter. Appuyant avec précaution mon bâton contre le mur, je tirai mon briquet de ma poche, allumai ma chandelle et la lui tendis. Puis nous reprîmes notre descente. La lumière risquait d’alerter la lamia sauvage, malgré les détours de l’escalier. Mais nous en aurions besoin pour sortir l’Épouvanteur de sa cellule. J’eus bientôt confirmation que c’était une sage décision…
Alice tressaillit et se raidit soudain, le doigt pointé. Un courant d’air venu des profondeurs de la cave agitait la flamme de la bougie. J’aperçus alors une silhouette qui grimpait vers nous. Mon cœur s’accéléra ; je crus que c’était la lamia. Je me postai sur la même marche qu’Alice, levai la main gauche et m’apprêtai à lancer ma chaîne.
Le courant d’air cessa, la flamme monta, toute droite, et je compris que ce n’avait été qu’une illusion, due à la danse des ombres sur le mur.
Toutefois, un bruit nous apprit que quelque chose montait vraiment vers nous ! Ça rampait, ça se traînait, avec une telle lenteur que ça n’atteindrait pas de sitôt la grille de fer…
La créature apparut au tournant : c’était Bessy Hill, l’autre sorcière vivante, dont la fosse était contiguë à celle de la lamia. Sa longue chevelure grise grouillait d’insectes noirs ; sa robe en lambeaux était maculée de vase et de moisissures. Elle se hissait péniblement, marche après marche. Bien qu’elle eût réussi à s’extirper de sa fosse, des années d’un régime à base de vers, de limaces et autres dégoûtantes bestioles l’avaient considérablement affaiblie. N’empêche, la situation aurait été tout autre si nous l’avions heurtée dans le noir !
Nous restâmes immobiles. Qu’elle nous agrippe par une cheville, et il serait extrêmement difficile de l’obliger à lâcher prise ! Elle avait désespérément soif de sang ; elle planterait ses dents dans la première chair tiède à sa portée. Une seule gorgée la rendrait aussitôt plus forte et plus dangereuse. Pourtant, aussi effrayant que ce fût, nous devions passer près d’elle.
Je fis signe à Alice de se placer derrière moi. À cet endroit, les marches étaient très larges ; nous pouvions éviter la sorcière. Je me demandais comment elle était sortie de la fosse. Était-ce la lamia sauvage qui avait tordu les barres ? Était-ce Meg qui l’avait libérée ?
En la croisant, je ne lui accordai qu’un bref coup d’œil. Elle levait le visage vers nous, mais ses paupières restaient closes. Sa longue langue rouge léchait avidement les marches humides. Elle flairait, reniflait, tordant le cou, balayant l’air de la main. Soudain, elle ouvrit les yeux. Deux pointes de feu brûlèrent dans le noir.
Nous nous élançâmes vers le bas, la laissant derrière nous.
Arrivé sur le palier aux trois portes, je tendis mon bâton à Alice. Elle le prit avec une grimace. Elle n’aimait pas le contact du bois de sorbier. Je tirai le passe-partout de ma poche pour déverrouiller la cellule de l’Épouvanteur.
Jusqu’à cet instant, j’avais craint de ne pas l’y trouver. Meg aurait pu l’enfermer ailleurs, voire même dans une fosse, au fond de la cave. Heureusement, il était là, assis sur sa paillasse, la tête dans les mains. Quand la lumière de la chandelle éclaira son réduit, il se redressa et nous regarda, ahuri. Après m’être assuré que la lamia sauvage n’était pas embusquée quelque part, je pénétrai dans la cellule avec Alice ; nous l’aidâmes à se lever. Nous le conduisîmes vers la porte sans qu’il oppose de résistance. Il ne semblait pas nous reconnaître ; je supposai que Meg lui avait administré une forte dose de potion.
Ayant besoin de mes deux mains, j’avais remis la chaîne dans ma poche – en dépit du danger au cas où la lamia nous aurait attaqués.
Remonter l’escalier fut lent et pénible ; l’Épouvanteur traînait les pieds. Nous le soutenions de notre mieux. Je ne cessais de jeter des coups d’œil en arrière ; par chance, je ne perçus aucune manifestation inquiétante. Nous croisâmes de nouveau la sorcière, qui dormait sur les marches en ronflant. Son escalade l’avait exténuée.
Nous franchîmes bientôt la grille. Alice la referma silencieusement derrière nous. Je repris la clé et la glissai dans ma poche. Nous montâmes ensuite jusqu’au rez-de-chaussée. La respiration sonore et régulière de Meg nous apprit qu’elle dormait toujours. J’avais maintenant une importante décision à prendre. Soit j’aidais Alice à conduire l’Épouvanteur hors de la maison, soit j’entrais dans la cuisine pour entraver Meg.
Si je réussissais, la maison serait à nous, mais c’était risqué. Meg pouvait se réveiller brusquement. Or, atteindre une cible avec la chaîne d’argent neuf fois sur dix ne signifiait pas dix fois sur dix… Meg avait une force incroyable ; l’Épouvanteur n’était pas en état de m’aider. Si je ratais mon coup, nous nous retrouverions tous les trois à la merci de la sorcière.
Je désignai donc à Alice la porte d’entrée.
Ayant ouvert le battant, je l’aidai à conduire mon maître dehors. Puis je lui repris la chandelle, abritant la flamme de mon corps pour que le vent ne l’éteigne pas.
— J’ai un dernier détail à régler dans la maison, dis-je. Ce ne sera pas long. Emmène M. Gregory. Andrew doit nous attendre à l’entrée de la faille, et…
— Ne sois pas stupide, Tom ! souffla Alice, le visage crispé par l’inquiétude. Qu’y a-t-il de si important qui t’oblige à retourner là-dedans ?
— Il le faut. Je vous retrouverai chez Andrew. Fais-moi confiance, Alice !
— Tom, gémit-elle, tu me caches quelque chose !
— Je t’en prie, Alice, va-t-en ! Je t’expliquerai tout plus tard.
Elle s’éloigna à contrecœur, guidant l’Épouvanteur par le bras. Elle ne se retourna pas ; je voyais bien qu’elle était furieuse contre moi.